Sampiero Sanguinetti: "En cherchant à réhabiliter le centralisme, Emmanuel Macron offre une version apparemment soft de cette crispation des États-Nations"

Gilles Simeoni vous a dit les problèmes qu'il rencontre face à l'État, et Xavier Luciani, de son coté, vous a décrit les blocages qui demeurent face aux problèmes de la langue et des ambitions de la Corse. 

 

Je suis journaliste, et, avant tout, un témoin. 

 

Je voudrais dire comment j’analyse l’attitude actuelle de l’État au vu des 60, 70 ans qui précèdent. 

 

Je ne vais pas refaire toute l'Histoire. Ce serait trop long et beaucoup de choses ont déjà été dites. 

 

Je vais simplement dire comment, à mon sens, on peut analyser l’évolution des choses au niveau de notre île, d’abord, ensuite au niveau de la France dans son rapport avec cette île, et au niveau de l’Europe pour conclure. 

 

La Corse pour commencer, pour comprendre les choses, il faudrait remonter au XIXe siècle, faire un historique de tout ce qu’il s’est passé et ce serait beaucoup trop long. 

 

Simplement, ce qu’il s’est passé entre le XIXe siècle et la moitié du XXe siècle conduit à observer qu’au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, l’état de la Corse était absolument catastrophique.

 

Mais cette catastrophe n’était pas facilement lisible pour deux raisons. 

 

Premièrement, les chiffres officiels n’étaient pas juste trafiqués. 

 

Ils étaient tout simplement faux. 

 

Et je vais dire pourquoi.

 

Deuxièmement, les experts officiels, à l’époque, appliquaient à la Corse une grille de lecture extrêmement contestable.

 

Officiellement, la corse comptait, à l’époque, entre 250 000 et 270 habitants. 

 

Or, on le sait aujourd’hui, dans la réalité, cette Corse, en 1950, ne comptait plus que 170 000 habitants, c’est à dire 100 000 habitants de moins que ce qu’était annoncé soit 100 000 habitants de moins que la réalité à la fin du XIXe siècle. 

 

Les chiffres de recensement étaient faux, depuis des années, car les maires surévaluaient systématiquement ces chiffres dans leurs déclarations pour obtenir, bien sûr, plus de subventions, pour avoir le sentiment d’exister, et d’autre part pour cacher, même peut-être se cacher, la vérité d’un déclin important. 

 

Quant à l’État, il laissait faire car cela l’arrangeait de taire la réalité de ce déclin et la réalité de ce bilan.

 

Quant à la situation économique, l’île était exsangue. 

 

Mais officiellement cette situation était considérée comme normale, car la plupart des spécialistes écoutés par le Gouvernement ou les parlementaires insulaires de l’époque professaient que les régions qui se situaient, comme ils disaient, en « marge des grands marchés », et c'était le cas de la Corse, seraient toutes dans une situation semblable. 

 

Cela évidemment, était totalement faux. 

 

La situation de la Sicile, de la Sardaigne à la même époque était très différente de celle de la Corse, sans rentrer dans les détails. 

 

Mais, tout le monde se contentait de cette explication, les données publiques étant insuffisantes pour pousser la réflexion plus loin. 

 

Les franges des populations insulaires, à cette époque-là, avaient refusé ces analyses et refusaient aussi bien cet aveuglement que ce fatalisme. 

 

Deux mouvements de refus vont apparaître. 

 

L’un est connu sous le nom de Riacquistu, et conduira différents acteurs de la société (artistes, artisans, intellectuels, chanteurs, étudiants, professeurs…) à vouloir se réapproprier les éléments fondamentaux de la culture insulaire, dont bien entendu la langue au premier chef, non pas pour les figer, mais pour en faire les soubassements d’une nouvelle évolution. 

 

L’autre plus politique, de caractère régionaliste au départ, puis autonomiste,  nationaliste et même indépendantiste, prônera la reconnaissance d'un peuple et le droit à une véritable émancipation. 

 

Une question stratégique divisera, toutefois, le monde des nationalistes.

 

Celui de savoir si ce combat devait passer par la violence, ou si cette violence n’était pas, en définitive, une voie plus dangereuse que prometteuse. 

 

Une partie des nationalistes tranchera ce débat après les événements d’Aléria en 1975/1976 en créant le FLNC. 

 

On connaît l’histoire. 

 

Les années qui ont suivi, les années 1970, 80, 90, ont été des années, je dirais de bruit, de fureur et de drame. 

 

Ce qui est intéressant, c’est de voir les évolutions qui se sont produites dans l’opinion insulaire à la suite de ces drames. 

 

Le fait est qu’, avec le temps, les habitants de la Corse ont, petit a petit, fait la part des choses sans approuver majoritairement ni la violence, ni l’hypothèse indépendantiste. 

 

Ils ont notamment vu que le bilan n’était pas glorieux. 

 

Ils ont compris, à partir des années 2000, que la Corse était, effectivement, la première région de France pour le taux de pauvreté; l’une des premières régions pour le taux des inégalités; que le chômage y était très important de manière récurrente et depuis très longtemps; que les salaires y étaient parmi les plus bas de France quand les prix à la consommation y étaient parmi les plus élevés; que les fruits du tourisme ne profitaient qu’à une frange de la population et que ce tourisme, par certains aspects, pouvaient, parfois, se révéler porteur d’autant de nuisances que de bienfaits. 

 

Il n’était bien sûr pas question de refuser le tourisme mais il fallait mieux le penser, ce qui n’a pas été fait. 

 

Une personne avec qui je débattais de cette question récemment m’a dit: « il faudrait que les Corses ne se contentent pas d’accuser l’État. 

 

Qu’ils fassent aussi leur auto-critique car ils sont eux aussi responsables de ce qui est arrivé ». 

 

Je lui ai répondu qu’il avait sans doute raison, et qu’effectivement c’était ce que les Corses avaient fait. 

 

C’est bien pour cela, qu'en 2015 et surtout en 2017, dans un grand mouvement de "dégagisme", ils ont remercié les représentants de la vieille classe politique qui se succédaient au pouvoir dans l’île depuis le XIXe siècle, de gauche comme de droite. 

 

Ils ont vu ces élus comme responsables en grande partie de la situation de leur île, et ont voté pour une nouvelle génération issue du mouvement de révoltes, qui avait marqué  les années 60 à 2000.

 

Quelle a été l’attitude de l’Etat face à cette histoire durant toutes ces années, et quelle est son attitude aujourd’hui ?

 

L’État, durant les années 60-70, campait sur ses certitudes les plus étroitement jacobines. 

 

Sa seule réponse véritable face au mouvement de révolte qui se manifestait était le déni pour commencer, la répression ensuite, à travers une justice d’exception symbolisée à l'époque par la cour de sûreté de l’État, et enfin, face à l’inefficacité de sa propre politique et à bout d’arguments, l’État a laissé prospérer à l’ombre de ses services, a même couvert quand ce n’est pas suscité des officines barbouzardes qui ont ajouté le scandale à l’inefficacité. 

 

Comme l’a rappelé Gilles Simeoni, avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981, un changement se profilait. 

 

Les habitudes de l’administration en place étaient difficiles à éradiquer, mais un virage était pris. 

 

L’État mettait en place une forme de décentralisation qui se traduisait, dans le cas de la Corse, par l’approbation d’un statut particulier. 

 

Nombreux étaient en Corse ceux qui considéraient que cela n’allait pas assez loin. 

 

Ils l’ont fait savoir bruyamment à l'époque, puisque ce sont les années où il y a eu le plus d’attentats (jusqu’à 700 attentats une certaine année, entre 500 et 700 durant ces années-là). 

 

Nombreux étaient en France aussi ceux qui considéraient que cela allait beaucoup trop loin.

 

Et au delà des déclarations politiques incendiaires en provenance de l’opposition de l'époque conduite, en ce qui concerne la Corse, par le sénateur Charles Pasqua, on a assisté à des tentatives de renouvellement de la pensée jacobine de la part de plusieurs intellectuels, de gauche et de droite, dont les théories ont été en ce temps-là constamment relayées. 

 

Pour la gauche, je pense notamment à Régis Debray, qui a théorisé l'idée d'une République à la française qui serait, seule condition d’une bonne démocratie et s’opposerait à l’idée d’une démocratie à l’anglo-saxonne. 

 

Je pense également à Alain Finkielkraut avec ses théories sur la défaite de la pensée. 

 

Et je remarque d’ailleurs que Régis Debray et Alain Finkielkraut étaient encore sur des tribunes en Corse, cet été, pour expliquer les bienfaits de ce qu’ils pensent.

 

Dans tout cela, il faut remarquer une chose. 

 

La droite en France avait massivement désapprouvé, dénoncé et combattu ce virage concernant la Corse, et notamment le principe d’un statut particulier. 

 

Or, pourtant, ni Jacques Chirac, ni Nicolas Sarkozy, lorsqu'ils sont arrivés aux plus hautes fonctions, n’ont décidé de revenir sur le principe de ces acquis, comme l’a souligné Gilles Simeoni. 

 

Ils avaient compris que lorsque l'Histoire est passée, on peut difficilement revenir dessus. 

 

Mais tout le monde ne pense pas la même chose et il faut attendre 2018 pour qu’une remise en cause de ces acquis se profile. 

Emmanuel Macron, élu en 2017, qui s'est dit ni de droite ni de gauche, selon la manière dont on veut entendre les choses, ou ET de droite ET de gauche, a promis le changement. 

 

Personne pourtant durant sa campagne électorale n'avait  véritablement pu percevoir que ce changement pourrait passer ou pourrait se traduire par un retour en arrière en matière de décentralisation. 

 

Et c’est là que se trouve l’erreur. 

 

En Corse, dans le sillage de l’élection présidentielle, trois députés nationalistes étaient élus au parlement. 

 

Une majorité absolue de nationalistes était élue à l’Assemblée de Corse. Et tout le monde attendait donc dans l’île, une réponse de l’État. 

 

Cette réponse est venue au mois de février 2018 avec la visite, en Corse, du nouveau Président de la République. 

Cette réponse fut double.

 

Premièrement, le préfet Erignac a été assassiné en Corse il y a 20 ans. 

 

Rien n’est oublié. 

 

Les Corses, selon le Président de la République, n’ont pas suffisamment manifesté de repentir à la suite de cet événement. 

Je pense qu'il croit qu'en votant nationaliste, les Corses ne manifestaient pas suffisamment de repentir. J'imagine que c'est ce qu'il voulait dire. 

 

Et donc rien n’est concevable tant que ce repentir n’est pas ressenti par l’administration française. 

 

Deuxièmement, Emmanuel Macron annonce à Bastia le retour massif de l’État. 

 

Il affirme le rôle renforcé des préfets et fait savoir aux élus nationalistes qu’ils ne sont que des élus locaux, donc des élus de second ordre. 

 

Cette réponse pouvait être lue, ce qu'ont fait certains, comme une simple erreur de communication à l’égard de la Corse. 

En réalité, il ne faut pas se tromper, il n’y avait aucune erreur de communication. 

 

Certes, l’idée d’une forme de culpabilité collective des Corses dans l’assassinat du Préfet Erignac était particulièrement violente mais sur le plan des institutions, la Corse ne fait pas exception.

 

Le sentiment d’exaspération des élus locaux et régionaux s’exprimait partout en France. 

 

Le Président de l'association des maires de France, après plusieurs rencontres avec Emmanuel Macron parlait de propos vexatoires pour ne pas dire insultants à l’égard des élus qu’ils représentaient. 

 

Et la doctrine du nouveau Président de la République apparaissait assez clairement lorsque devant les présidents de régions il déclarait que la solution ne passe pas par la décentralisation telle qu'elle a été pensée en 1982. 

 

Les choses sont claires, il reparle désormais de déconcentration; ce qui n'a rien à voir avec la décentralisation et nous ramène des années en arrière.

 

Nous ne sommes donc pas confrontés, dans le cas de la Corse, à un mouvement d’humeur du Président de la République à l’égard des nationalistes qu’il ne comprend pas, comme on a essayé de nous le dire. 

 

Nous sommes confrontés à la résurgence du jacobisme le plus évident, à un retour à l’avant 1982 et, je dirais, à la "République Giscardienne". 

 

Comme je le disais précédemment, on ne revient pas sur l’Histoire. 

 

Un tel retour en arrière, une telle réaction est évidemment inimaginable et extrêmement dangereuse. 

 

Il ne pourra conduire qu'à des drames.

 

Mais, il faut dire les choses telle qu'elles sont. 

 

Elles s'inscrivent dans une conjoncture européenne et internationale de crispation des nationalismes étatiques qui la portent. 

 

Cette crispation s’est notamment manifestée, on le sait bien, en Espagne avec le cas Catalan. 

 

En Grande-Bretagne les politiciens ont pris le risque de poser la question d’une sortie de l’Europe. 

 

Une courte majorité d'électeurs a fait le choix de préconiser une sortie de l'Europe: le Brexit.

 

Ce choix ouvre des fractures importantes en Grande-Bretagne puisque l’Ecosse d’une part, et l’Irlande du Nord d’autre part, ont fait massivement le choix contraire. 

 

Une véritable fracture existe donc dans ces deux pays. 

 

Il y a une fracture en Espace sur la question catalane. 

 

Il y a une fracture en Grande-Bretagne sur la question de l'Ecosse et de l'Irlande du Nord.

 

Les choses sont plus compliquées à dire en Italie puisque la crispation de l’État-Nation s’est incarnée dans la figure de Matteo Salvini qui vient d'un mouvement, la Ligue du Nord, qui prônait, il y a peu la séparation de la Padanie avec reste de l’Italie, et notamment avec le Sud, les Pouilles, la Campanie, la Calabre, la Sicile; un Sud vu comme déjà l'Afrique.

 

En France, en cherchant à réhabiliter le centralisme, Emmanuel Macron offre une version apparemment "soft", encore que j'hésite sur ce mot, de cette crispation des États-Nations. 

 

Ce n’est pas un retour, certes, à la philosophie de la France Coloniale comme le préconiserait le Front National mais c’est un retour à la philosophie jacobine. Et c'est extrêmement inquiétant. 

 

Et on ne voit pas comment l’Europe, et comment les peuples en Europe, pourront sortir de ces crispations sans passer par des crises majeures. 

 

Si le mouvement des gilets jaunes a obligé Emmanuel Macron à repenser son attitude, je ne crois pas qu’il soit allé jusqu’à revoir ses convictions. 

 

Il fait du charme aux maires pour mieux les convaincre que c’est l’État central, et seulement l'État, à qui il faut faire confiance. 

Nous sommes donc, incontestablement, plongés dans un climat de crise.

 

Cette crise nous dépasse largement mais il faut y réfléchir pour se préparer aux différents scenarii envisageables. 

 

C'est une situation extrêmement difficile notamment pour nos élus.

 

Je vous remercie.

écouter Sampiero Sanguinetti