Tudi Kernalegenn: "La Corse et ses alliés : de la nécessité de réfléchir à l’échelle hexagonale dans le cadre de la Ve République"

Mon intervention va être un peu différente : je ne vais pas vraiment vous parler de la Corse, pays que je connais peu. Je vais par contre vous parler d’État français, d’idéologie française, de réformes institutionnelles… Donner quelques pistes pour réfléchir à l’échelle de la France.

 

La France, et ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre, se caractérise par une idéologie nationale dominante, qu’on peut appeler le « jacobinisme »

 

 

L’idéologie dominante fonctionne toujours sur des idées simples, qui permettent de cacher des rapports de domination derrière des affirmations qui semblent de bon sens, des idées qui sont présentées comme évidentes.

 

 

Par exemple :

  • La République française est une et indivisible
  • Les régionalistes sont tournés vers le passé
  • Un État moderne ne peut pas avoir plusieurs langues officielles
  • Il suffit de fusionner 2-3 régions pour transformer des régions faibles en une région forte à échelle européenne
  • Les valeurs françaises sont universelles
  • La France est la patrie des droits de l’homme
  • Etc.

Toutes ces idées simples, qui forment système, c’est ce qu’on peut appeler une doxa, comme l’explique Pierre Bourdieu. C’est-à-dire « tout l’ensemble de ce qui est admis comme allant de soi ». Et qui est inculqué en France dès l’enfance notamment à l’école, comme l’ont bien mis en évidence par exemple les travaux de Suzanne Citron.

 

Mais les politiciens, les administrations et les médias dominants participent aussi à produire et reproduire au quotidien cette doxa. C’est le sens du concept de « nationalisme banal » forgé par Michael Billig, pour souligner le caractère invisibilisé du nationalisme d’État. Pourquoi invisibilisé ? Parce qu’il est inscrit dans la banalité du quotidien : ce sont les cartes météos qui représentent la France à la télé, les drapeaux bleu-blanc-rouges au fronton des écoles, la capacité du politicien à dire « nous » pour parler de la nation française, etc. Mais souligne Billig, banal ne veut pas dire bénin.

 

Ce n’est pas vous que j’aurai besoin de convaincre de l’absurdité de la doxa française. Vous savez bien :

  • Qu’une région n’est pas forte de sa grandeur géographique, mais de sa cohérence socio-historique, de ses compétences institutionnelles et de son budget propre
  • Que les « régionalistes », autonomistes et nationalistes sans État non seulement vivent au XXIe siècle, mais savent travailler ensemble, comme en témoignent Régions et Peuples Solidaires ou l’Alliance Libre Européenne
  • Que nombre de pays très modernes et prospères ont plusieurs langues officielles.
  • Que la France est régulièrement dénoncée par les institutions internationales, comme le Conseil de l’Europe ou le Haut commissariat aux droits de l’homme de l’ONU, pour ses atteintes aux droits humains.
  • Etc.

Vous savez bien aussi que la France, en réalité, n’est pas une République une et indivisible.

 

La France est, bien entendu, plurielle de ses peuples, de ses langues, de ses histoires.

 

Mais plus important, pour développer l’idée qui nous concerne ici : la France est aussi plurielle de ses statuts et bien plus pragmatique qu’on ne le croit. Les territoires d’outre-mer notamment se caractérisent par une extrême diversité de statuts : de la Nouvelle-Calédonie, qui peut à bien des égards être décrite comme un État fédéré à la République française, à La Réunion, qui est une région française de droit commun, la France a su, jusqu’à un certain point, s’adapter.

 

Mais ce qu’on appelle la « France métropolitaine » aussi se caractérise par sa diversité.

 

Ainsi, depuis la loi du 2 mars 1982 « portant statut particulier de la région de Corse », la Corse suit un processus de décentralisation qui s’écarte du droit commun.

 

L’Alsace (et le département de la Moselle) bénéficie encore aujourd’hui d’un droit local spécifique, notamment dans le domaine social. Et la Collectivité européenne d’Alsace verra le jour en 2021.

 

Et on pourrait aussi évoquer, dans un autre registre, la Métropole de Lyon.

 

L’article 72 de la constitution française reconnait les collectivités à statut particulier, qui sortent donc du droit commun. Ces statuts particuliers sont le produit de l’histoire et de la géographie. Le moteur des évolutions est toutefois la politique, et donc les rapports de force

 

Chaque parti membre de R&PS part d’une histoire propre, d’une réalité singulière. C’est la spécificité des partis de R&PS que de mettre cette singularité au cœur de leur projet politique, de rappeler que c’est par et pour les habitants que la politique doit être menée.

 

Pourtant les partis de R&PS sont aussi inscrits dans une réalité politique partagée, sont confrontés à un même État. C’est ce qu’en science politique on appelle une structure d’opportunités politiques commune. C’est ce qui justifie bien entendu l’existence de R&PS.

 

Cette structure d’opportunité se caractérise par des contraintes et des pistes d’action qui sont communes à tous.

 

Parmi les contraintes, les freins à l’évolution institutionnelle, les obstacles à la prise en compte de vos revendications, je vais en souligner trois : l’idéologie, les institutions, et enfin la démographie.

 

L’idéologie jacobine, tout d’abord, est une contrainte cognitive majeure.

 

Comme je le disais au début de mon intervention, la France se caractérise par une doxa nationale, le jacobinisme, qui est en contradiction avec les idées et valeurs que vous défendez.

 

Elle se caractérise notamment par la centralisation politique, l’uniformisation culturelle et l’unicité linguistique. Le fait que ces idées soient aussi centrales dans l’idéologie dominante française, fait qu’il est d’autant plus difficile d’obtenir des évolutions sur des sujets qui vous sont chers :

  • Reconnaissance d’autres langues officielles que le français. Le cœur du nationalisme français, depuis la Révolution, est la langue française, et jamais la France n’a cédé à ce sujet, y compris dans le domaine international, en ne ratifiant par exemple pas les grands textes internationaux protégeant les minorités linguistiques;
  • Le jacobinisme est un obstacle également à toute reconnaissance de la capacité législative à d’autres instances que le Parlement, et donc le droit de construire des normes hors de Paris. Or revendiquer l’autonomie, c’est revendiquer la capacité normative. À ce sujet, la France peut être légèrement plus pragmatique, comme en témoigne la Nouvelle Calédonie. Le libéralisme macronien, discursivement en tous cas, n’était à l’origine pas hostile non plus au droit à la différenciation à ce niveau.

 La deuxième contrainte à laquelle vous êtes confrontés c’est le système de la Ve République :

  • Un système peu démocratique : selon l’Indice de démocratie, la France est considérée comme une « démocratie imparfaite » (flawed democracy), avec un score de 7,8/10, bien loin de pays comme l’Islande, la Suède ou la Suisse ; avec peu d’outils démocratiques au service des citoyens et une idéologie monarchique et pyramidale.
  • La France est aussi un État dominé par le président et l’exécutif, et donc sans réelle séparation des pouvoirs : or les hauts fonctionnaires qui peuplent les ministères, par définition non élus et souvent formés à l’ENA, sont dans les faits un obstacle à des réformes qui entreraient en contradiction avec la doxa jacobine, que ce soit aux ministères de l’éducation, de la culture, de l’intérieur ou encore à Bercy, au ministère de l’économie et des finances. Sans oublier le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, « gardiens du temple » idéologique français
  • La France c’est encore un des pays les plus centralisés d’Europe : les dépenses publiques locales ne représentent que 20% de la dépense publique totale, alors qu’en Allemagne ou en Espagne c’est de l’ordre de 50%
  • La France c’est enfin un système électoral dominé par le scrutin majoritaire. Ce qui produit des majorités fortes à l’Assemblée nationale, qui se retrouve dès lors peu représentative de la population, avec un rôle secondaire voire marginal pour l’opposition. Avec ¼ des suffrages on peut se retrouver avec la totalité du pouvoir. Les minorités ont peu de possibilités de peser, contrairement à la plupart des autres pays européens, où il faut créer des coalitions pour gouverner. La France est un des rares pays démocratiques sans cette culture du compromis présent chez la plupart de nos voisins.

Bref, la Ve République est un système avec peu de marges de manœuvres et de capacité d’influence pour les minorités, contrairement par exemple à la IVe République, où un groupe transpartisan comme le CELIB breton pouvait réellement peser à l’Assemblée nationale

 

Enfin, R&PS est aussi caractérisée par une démographie défavorable : R&PS représente les périphéries:

  • Corse : 330 000 habitants et 4 députés sur 577
  • Alsace : 1 884 000 habitants et 15 députés
  • Bretagne : 4 690 000 habitants et 37 députés

Nous sommes loin des 59 députés sur 650 à la Chambre des communes de l’Écosse ou des 48 députés catalans sur 350 au Congrès des députés espagnols.

 

Bref, il n’est pas facile pour les partis de R&PS d’obtenir satisfaction, indépendamment de leurs scores électoraux : parce qu’ils contestent le cœur idéologique même de l’État français et parce que le système institutionnel leur donne peu de possibilités de peser politiquement au niveau français.

 

Face à ces obstacles et contraintes importantes existent bien entendu des opportunités et des pistes d’action, qui sont la raison d’être de R&PS. Il s’agit tout d’abord de réfléchir à l’échelle de la France et de l’Europe ; il s’agit ensuite de travailler à changer le système, non seulement à l’échelle « régionale » mais aussi étatique ; il s’agit enfin d’investir les opportunités qui existent.

 

Réfléchir à l’échelle de la France

 

C’est ce que vous faites déjà avec R&PS, mais aussi avec le groupe Libertés et territoires à l’Assemblée nationale, ou encore avec votre alliance historique avec les Verts…

 

Mais, il faut bien reconnaître que dans l’espace public R&PS est peu visible, voire quasi inconnue.

 

C’est peut-être un choix, mais ce n’est pas forcément stratégique.

 

Parmi mes suggestions :

  • Avoir un centre de réflexion commun, un think tank, similaire au Centre Maurits Coppieters, pour renforcer la présence intellectuelle de votre famille politique dans l’espace public français;
  • Aussi, pourquoi pas avoir des groupes actifs R&PS en dehors de vos territoires, et y compris à l’étranger;
  • Voire, soyons fous, il serait possible de susciter des partis fédéralistes en Normandie, Bourgogne, etc.

Bref, R&PS pourrait se donner les moyens de peser partout en France, et ainsi lutter pour faire évoluer l’idéologie française même en dehors de vos territoires. Bref, selon les préconisations de Gramsci, lutter pour l’hégémonie culturelle à l’échelle de l’État, ou au moins faire bouger le curseur, créer une fenêtre d’opportunité idéologique.

 

Et ce n’est pas impossible. Les sondages prouvent bien que l’aspiration à une décentralisation renforcée dépasse largement les territoires où vous êtes présents. Ainsi, un sondage Opinion Way de janvier dernier disait que 79 % des Français voulaient un renforcement de la décentralisation.

 

Une deuxième priorité : changer le système institutionnel

 

Le système présidentialiste français, où le gagnant prend tout, est particulièrement défavorable à une famille politique comme R&PS, qui n’a pas vocation à être majoritaire à l’échelle de la France mais à l’échelle des territoires de ses partis membres.

 

R&PS a besoin d’une France plus démocratique, où les politiques partent du peuple et sont le résultat de débats et de compromis démocratiques.

 

Cela implique un système plus parlementaire, avec une Assemblée nationale élue à la proportionnelle (comme la quasi-totalité des pays européens) et un Sénat représentant les régions (par exemple sur le modèle allemand).

 

Cela implique aussi des outils démocratiques extra-parlementaires : je pense notamment à la mise en place d’un référendum d’initiative populaire (par exemple sur le modèle suisse).

 

Ainsi, on pourrait imaginer qu’avec une pétition réunissant 5 % des inscrits, voire moins (en Suisse c’est environ 1 à 2%), il devrait être possible d’obtenir un référendum, que ce soit à l’échelle française ou à une échelle régionale, départementale voire même municipale.

 

Exemple, en Loire-Atlantique : une pétition réunissant 49 670 habitants du département devrait suffire pour obtenir un référendum sur la réunification, sans aucun droit de veto du conseil départemental.

 

Enfin, il est possible de mieux investir les opportunités existantes.

 

En effet, malgré son caractère bloqué, la France recèle d’opportunités qui ne sont pas toujours utilisées ou valorisées

  • Par exemple, il serait utile de mieux faire connaître le caractère plus différencié qu’on ne le croit de la République française. La culture politique, et a fortiori institutionnelle, des Français est excessivement faible. Ce que pointent d’ailleurs les grandes enquêtes internationales. Et la développer ne peut donc qu’être positif.
  • De même, les collectivités territoriales ont des compétences qui ne sont pas si négligeables que cela, par exemple en matière culturelle et linguistique. Un maire peut faire beaucoup, en bien ou en mal, comme on le sait bien en Bretagne. Il est dommage qu’il n’y ait pas de table-ronde sur les municipales de l’année prochaine. Je sais que les différents partis vous y réfléchissez déjà, mais R&PS, en tant que fédération, aurait légitimité à y être plus investie. Par exemple en élaborant une boite à outil programmatique sur ce qu’un parti autonomiste peut faire à l’échelle municipale;
  • Enfin, je me permets de rappeler que l’année prochaine auront lieu les élections des conseils consulaires, c’est-à-dire les instances représentatives locales des Français résidant à l’étranger. Outre ce qui peut s’y faire pour les expatriés corses, bretons, occitans ou alsaciens dans ces instances, les conseillers consulaires sont aussi des grands électeurs, élisant 12 sénateurs. Et il est relativement facile de peser à cette échelle, comme en témoigne la dernière élection sénatoriale, où par une mobilisation politique stratégique l’Alliance solidaire des Français de l’étranger, un parti ad-hoc, avait pu décrocher 2 sièges sur 6 avec seulement 132 voix.

Pour conclure.

 

Je ne vous apporte pas un scoop : la France est un État particulièrement dur pour une fédération avec l’organisation et les revendications de R&PS, que ce soit au niveau idéologique, au niveau institutionnel ou au niveau politique.

 

Pourtant, la situation est moins fermée que ne le pensent certains :

  1. L’union fait la force, et en investissant plus encore l’échelon hexagonal, il est possible de peser encore plus : je pense que ce ne serait pas un mal que R&PS soit plus visible;
  2. La France est plus diverse et pragmatique institutionnellement qu’on ne le croit, ce que vous savez d’ailleurs très bien en Corse;
  3. La politique ce sont des rapports de force, mais souvent il est utile de changer la focale ou l’échelle pour mieux avancer, ce qui implique de se mobiliser pour changer les règles du jeu, pas seulement à l’échelle régionale mais aussi à l’échelle étatique
  4. La population française est assez sensible à l’idée d’un rapprochement du pouvoir des citoyens, plus que les hauts fonctionnaires et grands élus parisiens. Pourquoi pas, sur le modèle irlandais ou islandais, promouvoir l’idée d’une Assemblée citoyenne tirée au sort pour faire des propositions sur l’évolution des institutions territoriales ? Propositions qui auraient vocation à être soumises à référendum après.

Bref, comme vous l’avez compris, le cœur de mon intervention était d’insister que dans un pays aussi nationalisé, centralisé et étatisé que la France on ne peut pas faire l’économie d’une stratégie visible et ambitieuse à l’échelle de l’hexagone.

écouter Tudi KErnalegenn